Séminaire Cedrate

O mon corps... Fanon vous parle ! Maison des Sciences de l’Homme Paris

, par Hervé Fuyet Haïti France

Les derniers mots de Fanon dans son livre Peau noire, masques blancs » sont : « Mon ultime prière : O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ».

C’est un peu comme un koan du boudhisme zen japonais qui contient des aspects difficilement accessibles à la raison, mais plus accessibles à l’intuition.

Comme Fanon était athée, cette prière ne s’adresse pas à un Dieu, mais à lui, à vous, à moi, à nous tous et toutes, à l’univers ! C’est un message universaliste !

C’est par le détour d’un site web, celui du Réseau Frantz fanon International http://www.frantzfanoninternational.org qui est à la fois un outil, un symbole, un organisme vivant, que je souhaite tenter de décrypter avec vous cette prière.

Parlons d’abord de la construction des universalismes qui nous sont imposés par lesclasse dominantes, puis à la lutte pour leur déconstruction.

Parlons ensuite du combat pour l’universalisme d’un type nouveau annoncé par la conclusion des Damnés de la Terre

I) Construction et déconstruction d’universalismes imposés

L’universalisme catholique et l’universalisme laïque

Notre conception personnelle du monde, un peu ce que le sociologue Bourdieu nomme habitus, structure la façon dont nous voyons le monde un peu comme des lunettes grossissent ou colorent ce que nous voyons.

Pour beaucoup de petits Européens blancs, cela a commencé par un certain christianisme, souvent catholicisme pour les Français.

Les prêtres dans les écoles privées, dans les collèges de Jésuites par exemple, demandaient aux fils de la bonne bourgeoisie de l’argent pour aider les missionnaires à convertir les petits Africains. Au Québec, il fallait carrément apporter un peu d’argent pour acheter un petit Chinois.

Dans les écoles laïques, il s’agissait plutôt du bon colonialisme et de la mission civilisatrice de la France. Il fallait répandre parmi tous ces plus ou moins sauvages la devise de la République « Liberté, égalité, Fraternité » et les « Droits de l’Homme ».

En d’autres termes, qu’il s’agisse de l’universalisme catholique ou de l’universalisme laïque, il était construit sur des critères européens, et on nous répétait qu’il fallait faire évoluer toutes ces populations colonisées, ou au moins une partie d’entre elles. C’était présenté comme une mission dangereuse, généreuse et presqu’impossible.

Chez les Européens des colonies, entre autres, s’y ajoute un racisme déclaré qui justifie les inégalités sociales, l’exploitation, les guerres par l’appartenance à des soit-disant races différentes.Ce racisme colonial ramène la nature sociale des personnes en « races supérieures » et « races inférieures ».

Ce qui est véritablement tragique, c’est qu’un mélange en quantités variables de ces éléments d’universalisme constitue un élément fort de l’idéologie de la classe dominante qui se répand dans toute la société, jusqu’ au xet y compris dans les syndicats et partis politiques de gauche, ce que Fanon a fort bien vu. Encore aujourd’hui, les syndicats et les partis de gauche sont loin de représenter dans leurs rangs, de la base au sommet, la diversité ethnique de la classe ouvrière et des travailleurs et travailleuses en général.

A moins d’avoir grandi dans une famille communisante, ce n’est, en général, qu’un peu plus tard, qu’on découvrait, par exemple, la théorie de l’impérialisme de Lénine. Avec la théorie de l’impérialisme, on comprenanit que tous ces beaux discours servaient principalement à « légitimer » l’impérialisme colonial : exportation de capitaux pour maintenir un fort taux de profit, matières premières bon marché, surexploitation de la force de travail maintenue dans la pauvreté par la violence, marché protégés etc.

Cette « propagande subversive » déconstruisait plus ou moins selon les cas la vision du monde précédemment forgée par la classe dominante. Les ouvriers ou enfants d’ouvriers, familiers avec l’exploitation subie, pouvaient souvent, mais pas toujours, loin de là, être plus réceptifs. Le petit Breton ou le petit Corse aussi, victime de quolibets dans la cour de récréation ! Ou encore les enfants naturels, les gais, les mal-aimés d’une fratrie, enfin ceux et celles qui d’une façon ou d’une autre voient leur dignité plus ou moins foulée au pied.

Cependant, d’une façon générale, les Européens avaient bonne conscience surtout jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est sans doute moins vrai aujourd’hui, mais Bush a tout de même beaucoup de soutien quand il veut exporter sa démocratie en Irak et beaucoup de Français sont prêts à éteindre la flamme olympique si elle est chinoise.

Chez les colonisés, et il faudrait examiner chaque cas particulier si nous en avions le temps, la situation se présente évidemment de façon très différente.

Ils ou elles vivent directement cette présence envahissante du grand capital étranger, cette surexploitation, de la main-d’oeuvre, ce pillage des ressources naturelles, et la répression et le mépris qui maintiennent tout ce dispositif en place.

S’ils ont l’occasion (en cachette) de lire L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine, ce n’est pas pour eux tellement une découverte mais plutôt une confirmation. Cependant, les colonisés ont souvent par la force des choses, le sentiment de subir un destin indépassable, tandis que le dominant européen voit cela comme un état naturel des choses. Il est difficile pour la majorité des colonisés de croire en une victoire possible contre le puissant colonisateur, un peu comme beaucoup de Français qui voyaient mal comment la Résistance pouvait se mesurer à la puissance nazie

Dans le cadre colonial, le colonisé vit quotidiennement dans sa chair et dans le regard de l’Autre, sa domination, mais aussi le paternalisme des curés ou missionnaires et la bienveillance de la République envers les petits colonisés doués pour les études !.

Est-ce que le fait que Frantz Fanon soit un mulâtre l’a aidé « à voir clair » ! Les colonalistes disaient souvent que les mulâtres ont les « qualités physiques des deux races et les défauts moraux des deux races » ! Quelle stupidité, cependant il est vrai que c’est souvent une situation incommode qui force à voir clair ! Fanon a participé à la libération de l’Alsace d’où venait la famille de sa mère sans pour autant recevoir beaucoup de reconnaissance de la France, ni des Français blancs.

Qu’il s’agisse de la dialectique du maître et de l’esclave de Hégel, de la notion de négritude d’Aimé Césaire (à qui nous pensons beaucoup ces temps-ci, car il vit des moments bien difficiles et il lutte pour sa vie), le mûlatre se sent souvent écartelé.

A Blidah, pendant la guerre de libération nationale de l’Algérie, Fanon représentait surtout au début, en apparence au moins, le colonisateur blanc ! Ensuite, il estdevenu dans le FLN un athée noir communisant perdu au milieu de musulmans arabes ou kabyles, sans contact suivi avec le Parti Communiste algérien ni avec le Parti Communiste français.

Est-ce cette distance relative qu’il avait vis-à-vis de visions du monde diverses et opposées qu’il partageait pourtant jusqu’à un certain point qui lui a donné cette lucidité remarquable de la psyché et de la politique dans leur interaction ? Quand on le relit, on dirait qu’il a tout prévu : les rébellions dans les banlieues du Nord comme du Sud, les exactions des bourgeoisies montantes des pays libérés du colonialisme.

En tout cas Fanon a ressenti en lui-même que le maître nie la dignité de l’esclave, que le colonisateur nie la dignité du colonisé que le Nord nie la dignité du Sud et que ce n’est qu’en niant cette négation, physiquement, concrètement que l’on peut,envisager la libération universelle. Pour reprendre les mots de Guy Levilain, un intellectuel et poète franco-vietnamien, « sur les murs qui nous séparent, fleurissent alors des plantes grimpantes et sous leur poids, les pierres s’écrouleront ».

Ce que j’ai trouvé d’extraordinaire au Forum social de Nairobi, lors de la création du réseau Frantz Fanon International, c’est de voir combien Fanon avait animé directement par ses oeuvres et par son exemple des personnes les plus diverses, des Dalit en Inde, des Noirs aux Etats-Unis, des jeunes dans les banlieues de Paris et de Nairobi, ceci au moins à moitié en dehors de structures ou d’institutions, un peu comme Fanon lui-même a vécu sa vie. Il y avait donc chez beaucoup de participantes et de participants aux rencontres consacrées à Fanon dans ce forum mondial une émotion profonde de se trouver ensemble alors qu’on se croyait seul ! Il me semblait, un rêve sans doute, qu’un nouveau corps naissait !

Car, et c’est là aussi, me semble-t-il un aspect du génie de Fanon, tout commence par le corps. L’ennui des mots ici, c’est qu’ils peuvent mal exprimer ce qui est ressenti dans sa chair.

Fanon dit que la présence du colonisateur provoque une explosion du corps, un clivage du moi diraient les psy ! « J’explosai. Voici les menus morceaux par un autre moi réuni » dit Fanon. Dans la situation coloniale, mais aussi dans l’entrevue pour un emploi à Paris, le corps en tant que peau et que soit-disant race est l’opérateur ou l’instrument du clivage.

La peau, toujours visible, et le corps deviennent l’objet premier du racisme. Fanon parlera « des talons vigoureux contre le flanc du monde », de faire « rougir de sang » les « artères du monde ».

Comment situer le Réseau Frantz Fanon qui s’étend du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, cette internationale de l’antiracisme, qui vit, pense et agit comme un seul corps à travers son site web . Si comme le dit Spinoza, « omnis negatio est determination », on peut le définir un peu en disant ce qu’il n’est pas.

Ce n’est pas un syndicat, ni un parti politique, ni un mouvement social avec son bureau et son conseil d’administration. Ce n’est pas non plus une église ou une chapelle, avec un culte de la personnalité Fanon.

Il me semble que dans le contexte actuel de globalisation accélérée, c’est un organisme vivant, un corps, qui interroge, une « combit », ces corvées joyeuses en Haïti où le village se rassemble pour réparer un désastre, ici un désastre du « village global », une « combit » globale (entre autres grâce au Web et à notre site hyperinteractif) dont le « hara » est au Sud. Ce sont les Japonais qui ont le plus développé cette notion de "hara". Encore appelé "océan de l’énergie", le "hara" est considéré comme le centre de la vie instinctive et intuitive, dont dépendent toutes nos fonctions physiologiques mais aussi psychologiques.

C’est un effort parmi d’autres exaucer la prière de Fanon : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ». Notons que ce « Hara » du Sud n’est pas, lui non plus, un donné, il se forge par un effort quotidien et constant.

La libération du Sud sera l’oeuvre du Sud lui-même !

Pour cela, au moins symboliquement « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout ou elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. »

Les Damnés de la Terre (1961), Frantz Fanon, éd. La Découverte, 2002, p.301

et, comme le disait encore Fanon

« Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. »

Les Damnés de la Terre (1961), Frantz Fanon,ed. Maspero, p. 242

Cet homme neuf, et cette femme neuve, sera au coeur du nouvel universalisme dans lequel, loin de nous nuire, ta différence m’enrichit et où l’universel sera toujours en tension créatrice avec le particulier.

Naturellement, Frantz Fanon n’appartient en exclusivité à personne, ni à la Martinique, ni à l’Algérie, ni à l’Afrique et encore moins à un réseau, une famille ou une fondation ! Il appartient à la famille humaine et il fait partie de son patrimoine.

Il faut dire que l’urgence est grande avec tous ces retours lepénisants à un racialisme archaïque, provoqué par un impérialisme européen paniqué par la montée du Sud, en Chine, en Inde, au Japon, en Afrique et en Europe même, dans nos banlieues.

Par contre, tout comme la lutte contre la pollution chimique, la lutte contre la pollution des esprit par le racisme et ses disciplines associées, n’est pas tant une question de philanthropie, qu’une question de survie. Il nous faut donc « Vaincre ou mourir » et l’instinct de vie l’emportera sans doute sur l’instinct de mort !